L’intelligence artificielle occupe aujourd’hui une place croissante dans le domaine de la santé mentale. Applications conversationnelles, programmes de soutien émotionnel, algorithmes d’analyse du langage : les outils se multiplient et offrent parfois l’illusion d’une écoute ou d’une aide psychologique. Pourtant, du point de vue de la psychanalyse, aucune IA ne peut se substituer au lien réel entre un patient et un psychologue. Ce lien est traversé par le transfert, dimension fondamentale de la clinique, impossible à reproduire artificiellement.
L’apparente écoute de l’IA : une illusion d’altérité
Les systèmes d’IA donnent l’impression d’une écoute apaisante, d’une disponibilité totale et d’une neutralité qui semble idéale. Mais cette neutralité n’a rien à voir avec celle décrite par Freud dans « Conseils au médecin sur le traitement analytique » (1912). Chez l’analyste, la neutralité est un positionnement symbolique, soutenu par un sujet humain, traversé par son histoire et par sa propre inscription dans le langage.
Une IA ne désire pas, ne doute pas, ne se laisse pas toucher par la parole de l’autre. Elle n’occupe pas la place d’un sujet mais celle d’un traitement automatique des signifiants. Elle simule une attitude mais ne l’incarne pas. L’impression d’écoute n’est qu’un effet de surface produit par le calcul.
L’inconscient ne se réduit pas à des données
Freud définit l’inconscient comme un système régi par des processus spécifiques : déplacement, condensation, répétition. Ces mouvements ne suivent pas la logique rationnelle mais celle du désir et du refoulement. Une IA peut repérer des motifs linguistiques mais elle ne peut pas interpréter, au sens psychanalytique du terme.
Lacan rappelle que « le sujet est ce que représente un signifiant pour un autre signifiant » (1957). L’IA, elle, traite les signifiants sans être sujet de leur articulation. Elle n’a pas d’inconscient. Elle ne peut ni se laisser surprendre par un lapsus, ni entendre l’ambiguïté, ni soutenir le silence. Autant d’éléments constitutifs du travail clinique réel.
Le transfert : cœur de la relation thérapeutique
Le transfert est le moteur de toute cure psychologique d’inspiration psychanalytique. C’est le mouvement par lequel le patient adresse à son thérapeute des attentes, des affects et des représentations qui rejouent des expériences anciennes. Le thérapeute devient alors, malgré lui, une figure investie, un support sur lequel se rejouent les conflits psychiques.
Mais pour qu’il y ait transfert, il faut un autre vivant, c’est-à-dire un sujet capable d’être touché, de supporter l’adresse, d’être affecté. C’est la présence réelle du thérapeute : son silence, sa respiration, son regard, sa façon de soutenir l’attente… qui permet au transfert de se déployer et de se transformer.
Une IA n’a pas de corps, pas de regard, pas de temporalité propre. Elle ne soutient pas l’incertitude, n’éprouve pas l’angoisse, ne participe pas au jeu symbolique de la relation humaine. Sans sujet, il n’y a pas de transfert. Et sans transfert, il n’y a pas de véritable psychothérapie.
Le corps et le réel : des dimensions irréductibles
La rencontre clinique implique un corps présent : posture, rythmes, intonations, gestes. Tout cela fait partie du symbolique et du réel. Le corps du thérapeute est un lieu d’adresse, un point fixe où le patient peut déposer quelque chose de lui-même. Lacan souligne que le réel est ce qui résiste à la symbolisation complète. Or l’IA, même avec une interface visuelle sophistiquée, reste sans réel, sans faille, sans opacité.
Cette absence prive la relation de ce qui fait son efficacité : une confrontation à un autre que l’on ne maîtrise pas entièrement, un autre qui fait limite. C’est précisément cette limite qui permet au sujet de se transformer.
L’IA comme symptôme contemporain
L’idéal d’une thérapie par IA exprime quelque chose de notre époque : la recherche d’un Autre sans faille, toujours disponible, jamais intrusif. Lacan dirait que l’IA est un nouvel avatar de l’« Autre supposé savoir », supposé tout comprendre et tout anticiper. Mais dans la clinique, ce n’est pas le savoir qui soigne : c’est la parole adressée, le manque, la rencontre, la surprise.
L’IA flatte le fantasme d’un savoir total, alors qu’elle ignore précisément ce qui fait l’humain : la division subjective, le désir, l’inconscient.

Une complémentarité possible, mais pas une substitution
L’IA peut soutenir la pratique psychologique : outils d’analyse, applications pour le suivi, ressources pédagogiques. Elle peut être une aide, mais jamais un substitut. Le soin psychique repose sur une rencontre entre deux sujets. La machine n’est pas un sujet. Elle ne peut accueillir, transférer, supporter, ni transformer.
L’IA peut fournir des réponses.
Le psychologue, lui, accueille une parole.
L’IA peut simuler la conversation.
Le psychologue soutient un lien, qui engage le corps, le désir et l’inconscient.
C’est pourquoi l’intelligence artificielle, même perfectionnée, ne pourra jamais remplacer le travail clinique réel.
Références
Freud, S. (1912). Conseils au médecin sur le traitement analytique.
Freud, S. (1915). L’inconscient.
Freud, S. (1920). Au-delà du principe de plaisir.
Lacan, J. (1957). La chose freudienne.
Lacan, J. (1964). Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse.
Roussillon, R. (1999). Agonie, clivage et symbolisation.
Anzieu, D. (1985). Le Moi-peau.