Comprendre la perversion

Introduction

Le terme de perversion suscite encore, dans les milieux cliniques et grand public, beaucoup de confusions. À côté, l’expression « perversion narcissique » est aujourd’hui largement utilisée, parfois à tort. Elle qualifie une personne manipulatrice ou toxique. Ainsi, cet article propose :

  • de clarifier ce qu’est la perversion dans les cadres psychanalytiques et psychopathologiques ;
  • de différencier cette notion de la « perversion narcissique », en montrant ses usages, limites et risques de dérives ;
  • de présenter la logique psychique de la perversion (mécanismes, défenses, jouissance) avec des références théoriques.
    L’objectif : fournir des repères sérieux pour penser, repérer et accompagner ce type de fonctionnement dans la pratique psychologique.

Perversion : définition et cadre théorique

Une origine historique et psychanalytique

Le mot perversion vient du latin pervertere (« mettre sens dessus dessous »). Elle a d’abord été employé dans le champ moral ou pathologique pour qualifier une « inversion » ou un « renversement » de la sexualité dite normale.
En psychanalyse, Freud insiste sur la notion de pulsion partielle : les pulsions qui s’orientent vers des zones spécifiques du corps ou des objets (non exclusivement génitaux).
Selon le dictionnaire Larousse, la « perversion » se distingue d’une névrose ou d’une psychose par le mécanisme de défense mis en jeu : il s’agirait du déni.

Qu’est ce que la « perversion » clinique ?

Dans un usage clinique, la perversion désigne un fonctionnement psychique (et relationnel) dans lequel :

  • le sujet adopte une position qui instrumentalise l’autre ou les objets pour sa jouissance,
  • la castration symbolique (le « manque », la dette à l’Autre, la limitation) est niée ou contournée,
  • l’altérité est faible voire inexistante : l’autre est objet, moyen de jouissance, non sujet à part entière.
    On lit par exemple : « La perversion désigne une déviation des instincts conduisant à des comportements immoraux et antisociaux … »

Logiques psychiques et structurelles

Ainsi, sur le plan structurel (psychanalyse), la perversion se situe dans la triade « névrose – psychose – perversion ». Elle se définit par un mécanisme de défense particulier : le déni.
Par ailleurs, dans l’ouvrage de René Roussillon « Narcissisme et “logiques” de la perversion », nous comprenons comment se construit un mode pervers. L’usage de l’autre pour actualiser une jouissance, le contournement de la loi symbolique, l’instrumentalisation de l’altérité.

Ainsi la perversion n’est pas d’abord une question de « trouble de la personnalité » mais un mode de fonctionnement psychique et relationnel. Ce que l’on pourrait appeler une structure (ou position) perverse.

La « perversion narcissique » : un terme souvent galvaudé

Origine et conceptualisation

Le psychanalyste français Paul‑Claude Racamier introduit la notion de « perversion narcissique » autour de 1986. Ainsi, il décrit ce mode comme : « une façon organisée de se défendre de toute douleur et contradiction internes et de les expulser pour les faire couver ailleurs, tout en se survalorisant, tout cela aux dépens d’autrui ».
Selon Racamier, la « perversion narcissique » ne désigne pas tant une catégorie de personnalité qu’un mouvement de relation. L’Autre est annihilé, l’objet est usé, la jouissance provient de l’emprise.

Pourquoi le terme est-il contesté ?

  • Le DSM‑5 ou CIM‑10 ne reconnait pas la perversion comme entité diagnostique autonome.
  • Le qualificatif « pervers narcissique » est devenu populaire dans le langage courant pour décrire toute personne manipulatrice, froide ou dominante, ce qui tend à banaliser et à diluer sa précision clinique.
  • En pratique clinique, une caution est nécessaire : le risque est de poser un diagnostic trop facilement ou moraliser la clinique plutôt que de repérer un fonctionnement structuré.

Que distingue ce terme de la perversion «classique» ?

La perversion classique porte souvent sur la jouissance (souffrance ou transgression), notamment dans le registre sexuel ou moral. La perversion narcissique, quant à elle :

  • s’appuie sur un narcissisme blessé ou menaçant ;
  • met l’accent sur l’emprise, la manipulation, la destruction psychique de l’autre ou de son altérité ;
  • vise à sauvegarder une image grandiose en impactant l’autre comme objet-revêtu de la jouissance du sujet.
    Par exemple : « Le pervers narcissique est un narcissique en ce qu’il entend ne rien devoir à personne ; et c’est un pervers en ce qu’il entend faire activement payer par autrui le prix de l’enflure narcissique … »

Logique psychique de la perversion : mécanismes et repères cliniques

Mécanismes défensifs

Quelques mécanismes typiques :

  • Le déni : le sujet refuse d’intégrer une réalité insupportable (manque, castration symbolique, limitation) ;
  • La projection et l’expulsion : le sujet transfère sur l’Autre ce qu’il ne peut assumer et utilise l’Autre comme réceptacle de ses conflits internes. (Notion reprise dans Racamier)
  • La jouissance à l’envers : la perversion se structure autour de la jouissance du pouvoir, de la domination, de l’objet-autre mis à disposition.

Fonctionnement relationnel

  • L’autre n’est pas sujet à part entière mais « instrument » ou « objet-non-objet ».
  • Le sujet pervers construit souvent un scénario, une mise en scène, pour actualiser sa jouissance (plaisir de transgresser, de choquer, de contourner la loi symbolique).
  • Le lien à la loi, à l’altérité, à la dette symbolique est fragilisé ou contourné. La castration symbolique est niée ou attaquée.
  • Le pervers peut exercer une fascination, une mystification, une séduction initiale, avant que la relation ne devienne instrument de jouissance pour le sujet perverti.

Enjeux pour la clinique

  • Repérer un style de relation ou une structure perverse : important pour l’orientation thérapeutique, la prévention de l’emprise ou de la manipulation psychique.
  • Maintenir une posture éthique en tant que clinicien : ne pas moraliser mais comprendre la logique psychique.
  • Accompagner la victime de ce type de fonctionnement (quand l’Autre se trouve dans la position d’objet) : penser à l’impact sur le narcissisme, l’estime de soi, la possibilité de subjectivation.
  • Pour le sujet pervers, la thérapie vise à introduire la parole, la responsabilité, la relation à l’Autre comme sujet, la confrontation à la castration (symbolique).

Pourquoi cette distinction est-elle pertinente ?

  • Lorsque l’on parle de « perversion », on désigne un fonctionnement psychique majeur, une structure et non simplement un « comportement toxique ».
  • L’usage abusif du terme « pervers narcissique » dans les médias ou dans le langage populaire peut conduire à un flou diagnostique, à la stigmatisation ou à la minimisation de la dimension structurale.
  • En tant que psychologue, la prise en compte de la logique perverse permet de :
    • différencier ce qui relève d’une relation interpersonnelle difficile ou d’un trouble de la personnalité d’un mode de fonctionnement profondément structuré ;
    • adapter l’intervention : protection, accompagnement de la victime, posture clinique neutre et ferme, orientation spécialisée si nécessaire.
  • Enfin, cette distinction favorise une meilleure compréhension de la dynamique : jouissance, emprise, altérité, loi symbolique, plutôt que de s’arrêter à une étiquette banalisée.

Conclusion

La perversion, dans la perspective psychanalytique, renvoie à un mode de fonctionnement psychique et relationnel caractérisé par le renversement de la réalité pulsionnelle, le recours au déni, la jouissance d’emprise et la réduction de l’Autre à objet.

La « perversion narcissique », quant à elle, est un concept qui mobilise davantage la dimension interpersonnelle de l’emprise et la manipulation narcissique mais dont l’usage extensif et parfois imprécis exige vigilance. Pour un professionnel, disposer de repères cliniques solides permet de repérer, accompagner et intervenir de manière éthique et différenciée.

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