Comprendre la perversion

Introduction

Le terme de perversion suscite encore, dans les milieux cliniques et grand public, beaucoup de confusions. À côté, l’expression « perversion narcissique » est aujourd’hui largement utilisée, parfois à tort. Elle qualifie une personne manipulatrice ou toxique. Ainsi, cet article propose :

  • de clarifier ce qu’est la perversion dans les cadres psychanalytiques et psychopathologiques ;
  • de différencier cette notion de la « perversion narcissique », en montrant ses usages, limites et risques de dérives ;
  • de présenter la logique psychique de la perversion (mécanismes, défenses, jouissance) avec des références théoriques.
    L’objectif : fournir des repères sérieux pour penser, repérer et accompagner ce type de fonctionnement dans la pratique psychologique.

Perversion : définition et cadre théorique

Une origine historique et psychanalytique

Le mot perversion vient du latin pervertere (« mettre sens dessus dessous »). Elle a d’abord été employé dans le champ moral ou pathologique pour qualifier une « inversion » ou un « renversement » de la sexualité dite normale.
En psychanalyse, Freud insiste sur la notion de pulsion partielle : les pulsions qui s’orientent vers des zones spécifiques du corps ou des objets (non exclusivement génitaux).
Selon le dictionnaire Larousse, la « perversion » se distingue d’une névrose ou d’une psychose par le mécanisme de défense mis en jeu : il s’agirait du déni.

Qu’est ce que la « perversion » clinique ?

Dans un usage clinique, la perversion désigne un fonctionnement psychique (et relationnel) dans lequel :

  • le sujet adopte une position qui instrumentalise l’autre ou les objets pour sa jouissance,
  • la castration symbolique (le « manque », la dette à l’Autre, la limitation) est niée ou contournée,
  • l’altérité est faible voire inexistante : l’autre est objet, moyen de jouissance, non sujet à part entière.
    On lit par exemple : « La perversion désigne une déviation des instincts conduisant à des comportements immoraux et antisociaux … »

Logiques psychiques et structurelles

Ainsi, sur le plan structurel (psychanalyse), la perversion se situe dans la triade « névrose – psychose – perversion ». Elle se définit par un mécanisme de défense particulier : le déni.
Par ailleurs, dans l’ouvrage de René Roussillon « Narcissisme et “logiques” de la perversion », nous comprenons comment se construit un mode pervers. L’usage de l’autre pour actualiser une jouissance, le contournement de la loi symbolique, l’instrumentalisation de l’altérité.

Ainsi la perversion n’est pas d’abord une question de « trouble de la personnalité » mais un mode de fonctionnement psychique et relationnel. Ce que l’on pourrait appeler une structure (ou position) perverse.

La « perversion narcissique » : un terme souvent galvaudé

Origine et conceptualisation

Le psychanalyste français Paul‑Claude Racamier introduit la notion de « perversion narcissique » autour de 1986. Ainsi, il décrit ce mode comme : « une façon organisée de se défendre de toute douleur et contradiction internes et de les expulser pour les faire couver ailleurs, tout en se survalorisant, tout cela aux dépens d’autrui ».
Selon Racamier, la « perversion narcissique » ne désigne pas tant une catégorie de personnalité qu’un mouvement de relation. L’Autre est annihilé, l’objet est usé, la jouissance provient de l’emprise.

Pourquoi le terme est-il contesté ?

  • Le DSM‑5 ou CIM‑10 ne reconnait pas la perversion comme entité diagnostique autonome.
  • Le qualificatif « pervers narcissique » est devenu populaire dans le langage courant pour décrire toute personne manipulatrice, froide ou dominante, ce qui tend à banaliser et à diluer sa précision clinique.
  • En pratique clinique, une caution est nécessaire : le risque est de poser un diagnostic trop facilement ou moraliser la clinique plutôt que de repérer un fonctionnement structuré.

Que distingue ce terme de la perversion «classique» ?

La perversion classique porte souvent sur la jouissance (souffrance ou transgression), notamment dans le registre sexuel ou moral. La perversion narcissique, quant à elle :

  • s’appuie sur un narcissisme blessé ou menaçant ;
  • met l’accent sur l’emprise, la manipulation, la destruction psychique de l’autre ou de son altérité ;
  • vise à sauvegarder une image grandiose en impactant l’autre comme objet-revêtu de la jouissance du sujet.
    Par exemple : « Le pervers narcissique est un narcissique en ce qu’il entend ne rien devoir à personne ; et c’est un pervers en ce qu’il entend faire activement payer par autrui le prix de l’enflure narcissique … »

Logique psychique de la perversion : mécanismes et repères cliniques

Mécanismes défensifs

Quelques mécanismes typiques :

  • Le déni : le sujet refuse d’intégrer une réalité insupportable (manque, castration symbolique, limitation) ;
  • La projection et l’expulsion : le sujet transfère sur l’Autre ce qu’il ne peut assumer et utilise l’Autre comme réceptacle de ses conflits internes. (Notion reprise dans Racamier)
  • La jouissance à l’envers : la perversion se structure autour de la jouissance du pouvoir, de la domination, de l’objet-autre mis à disposition.

Fonctionnement relationnel

  • L’autre n’est pas sujet à part entière mais « instrument » ou « objet-non-objet ».
  • Le sujet pervers construit souvent un scénario, une mise en scène, pour actualiser sa jouissance (plaisir de transgresser, de choquer, de contourner la loi symbolique).
  • Le lien à la loi, à l’altérité, à la dette symbolique est fragilisé ou contourné. La castration symbolique est niée ou attaquée.
  • Le pervers peut exercer une fascination, une mystification, une séduction initiale, avant que la relation ne devienne instrument de jouissance pour le sujet perverti.

Enjeux pour la clinique

  • Repérer un style de relation ou une structure perverse : important pour l’orientation thérapeutique, la prévention de l’emprise ou de la manipulation psychique.
  • Maintenir une posture éthique en tant que clinicien : ne pas moraliser mais comprendre la logique psychique.
  • Accompagner la victime de ce type de fonctionnement (quand l’Autre se trouve dans la position d’objet) : penser à l’impact sur le narcissisme, l’estime de soi, la possibilité de subjectivation.
  • Pour le sujet pervers, la thérapie vise à introduire la parole, la responsabilité, la relation à l’Autre comme sujet, la confrontation à la castration (symbolique).

Pourquoi cette distinction est-elle pertinente ?

  • Lorsque l’on parle de « perversion », on désigne un fonctionnement psychique majeur, une structure et non simplement un « comportement toxique ».
  • L’usage abusif du terme « pervers narcissique » dans les médias ou dans le langage populaire peut conduire à un flou diagnostique, à la stigmatisation ou à la minimisation de la dimension structurale.
  • En tant que psychologue, la prise en compte de la logique perverse permet de :
    • différencier ce qui relève d’une relation interpersonnelle difficile ou d’un trouble de la personnalité d’un mode de fonctionnement profondément structuré ;
    • adapter l’intervention : protection, accompagnement de la victime, posture clinique neutre et ferme, orientation spécialisée si nécessaire.
  • Enfin, cette distinction favorise une meilleure compréhension de la dynamique : jouissance, emprise, altérité, loi symbolique, plutôt que de s’arrêter à une étiquette banalisée.

Conclusion

La perversion, dans la perspective psychanalytique, renvoie à un mode de fonctionnement psychique et relationnel caractérisé par le renversement de la réalité pulsionnelle, le recours au déni, la jouissance d’emprise et la réduction de l’Autre à objet.

La « perversion narcissique », quant à elle, est un concept qui mobilise davantage la dimension interpersonnelle de l’emprise et la manipulation narcissique mais dont l’usage extensif et parfois imprécis exige vigilance. Pour un professionnel, disposer de repères cliniques solides permet de repérer, accompagner et intervenir de manière éthique et différenciée.

Comprendre les paraphilies : enjeux et accompagnement

Introduction

Les « paraphilies » sont encore aujourd’hui souvent mal comprises et parfois stigmatisées. Cet article vous propose d’en explorer la définition, les distinctions cliniques, les différents types ainsi que les enjeux éthiques et thérapeutiques. L’objectif : apporter des repères sérieux et nuancés pour mieux répondre à des questionnements tant professionnels que grand public.

Qu’est-ce qu’une paraphilie ?

Le terme Paraphilie vient du grec para- (« à côté ») et -philia (« amour, inclination ») : littéralement « à côté de l’amour ».
En sexologie, on parle ainsi d’attirances, fantasmes ou pratiques sexuelles qui s’écartent des actes traditionnellement considérés comme « normaux » dans une société donnée.
La distinction essentielle est la suivante : toute paraphilie n’est pas nécessairement un trouble. Ce qui fait la différence, c’est la présence de détresse pour le sujet ou d’un passage à l’acte qui nuit à autrui ou à lui-même.

Paraphilies vs trouble paraphilique

Il est important de distinguer deux notions :

  • Paraphilie : une attirance, fantasme ou préférence sexuelle atypique.
  • Trouble paraphilique : lorsque cette attirance engendre une souffrance personnelle, une altération du fonctionnement ou des comportements non consentants ou illégaux.
    Ainsi, le manuel DSM‑5 (Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders) indique que la paraphilie ne suffit pas au diagnostic, il faut les critères de : souffrance ou atteinte à autrui.

Les principaux types de paraphilies

Voici quelques exemples fréquemment cités :

  • Fétichisme (attirance sexuelle pour des objets inanimés ou des parties spécifiques du corps) ;
  • Voyeurisme (plaisir à observer une personne nue ou en activité sexuelle sans qu’elle en soit consciente ou consentante) ;
  • Exhibitionnisme (montrer ses organes génitaux à une personne non consentante ou choquer) ;
  • Sadisme sexuel / Masochisme sexuel (plaisir lié à la souffrance ou l’humiliation de soi-même ou du partenaire) ;
  • Pédophilie (attirance sexuelle pour des enfants prépubères) ;
    Cette liste n’est pas exhaustive : on recense des centaines de paraphilies dans la littérature spécialisée.

Enjeux et facteurs de risque

Facteurs de vulnérabilité

Les origines des paraphilies sont multifactorielles : biologiques, psychologiques, environnementales. On retrouve par exemple des facteurs d’histoire personnelle, de vécu sexuel, de structure psychique et de conditions de développement.

Conséquences possibles

  • Détresse psychique : culpabilité, honte, anxiété.
  • Fonctionnement relationnel altéré.
  • Risque légal et pénal : dans les cas impliquant des personnes non consentantes ou mineures.

Éthique et consentement

Un des critères majeurs est le consentement. Si l’objet de l’attirance implique une personne non consentante ou mineure, on entre dans le champ du trouble, voire de l’infraction.

Approche clinique et thérapeutique

Diagnostic

Le diagnostic repose sur un bilan sexologique, psychiatrique ou psychothérapeutique : recueil des fantasmes, pulsions, comportements, retentissement. La persistance de 6 mois ou plus est souvent mentionnée.

Traitement

La prise en charge combine souvent :

  • une psychothérapie (thérapie comportementale et cognitive, thérapie de groupe)
  • un accompagnement sexologique
  • un traitement médicamenteux dans certains cas (notamment si passage à l’acte ou risque important)
  • un suivi médico-légal ou judiciaire s’il y a infraction.

Importance de la prévention et de l’accompagnement

Promouvoir une sexualité respectueuse, garantir le consentement mutuel, dépister précocement les souffrances associées et orienter vers des professionnels est crucial.

Implications pour les professionnels de la santé mentale

En tant que psychologue ou thérapeute :

  • Avoir une posture non-jugementale tout en maintenant le cadre éthique.
  • Savoir repérer la différence entre fantasme/variation sexuelle et trouble.
  • Collaborer avec des sexologues, psychiatres ou services spécialisés si besoin.
  • Intégrer les dimensions légales et victimologiques quand les comportements impliquent autrui.

Conclusion

Les paraphilies sont un champ complexe, à la fois psychique, sexuel et social. Comprendre la distinction entre préférence atypique et trouble permet de mieux cibler l’accompagnement. Le respect du consentement, la prise en compte de la souffrance et l’intervention spécialisée sont les clés d’une approche clinique éthique et rigoureuse.

Haine et amour : deux faces d’une même médaille

Comprendre la haine : une émotion humaine fondamentale

Souvent perçue comme une émotion à bannir, associée à la destruction, à la colère ou à la vengeance, pourtant, du point de vue psychanalytique, la haine fait partie intégrante de la vie psychique. Elle exprime une ambivalence fondamentale qui traverse tout être humain : aimer et haïr un même objet.

Freud (1915), dans son texte sur les pulsions et leurs destins, montre que la haine est antérieure à l’amour. L’enfant, dans ses premières expériences de frustration, rencontre la douleur d’un désir non satisfait. De cette déception naît la haine, dirigée vers l’objet qui refuse ou qui manque. Autrement dit, c’est d’abord une manière de se défendre contre la dépendance à l’autre.

Haine et amour : deux faces d’une même pulsion

Pour la psychanalyse, amour et haine ne sont pas opposés mais indissociables. Comme le souligne Mélanie Klein (1932), le nourrisson vit dans un monde où le « bon sein » et le « mauvais sein » coexistent. L’enfant aime l’objet qui le nourrit et le hait lorsqu’il le frustre. Cette ambivalence primitive fonde la vie affective.

Chez Winnicott (1947), la haine du bébé à l’égard de sa mère fait partie du développement normal. C’est la capacité de la mère à supporter cette haine sans réagir par la réciproque qui permet à l’enfant de se sentir réel, reconnu dans sa destructivité. Elle devient alors un espace de vérité relationnelle, une preuve de la solidité du lien.

Lacan (1960) va plus loin : il introduit la notion d’haine-amour, ou « hainamoration », pour désigner la proximité extrême entre ces deux affects. Ce que nous haïssons le plus intensément est souvent ce qui nous touche le plus profondément. Ces deux états se nourrissent du même attachement, de la même intensité pulsionnelle.

Pourquoi travailler ce sentiment en thérapie ?

En thérapie, la haine refoulée ou niée peut être à l’origine de nombreuses souffrances : somatisations, angoisses, culpabilité ou comportements auto-destructeurs. Reconnaître et accueillir sa haine, c’est se réapproprier une part vivante de soi-même.

Travailler la haine, ce n’est pas encourager la violence. C’est au contraire permettre de mettre des mots sur ce qui, autrement, agirait dans l’ombre. Dans le cadre du transfert, la haine peut se rejouer vis-à-vis du thérapeute. L’important n’est pas d’éviter ce mouvement, mais de le penser ensemble, dans un espace symbolique où il peut se transformer.

La haine, une fois reconnue, cesse d’être agie. Elle devient un matériau psychique, une énergie susceptible d’être remaniée, sublimée, réinvestie dans des liens plus authentiques. Comme le disait Freud (1920) à propos de la pulsion de mort, c’est dans sa mise en mots que réside la possibilité de la transformation.

De la haine à la liberté intérieure

Travailler la haine en psychothérapie, c’est finalement réhabiliter la complexité du lien humain. Apprendre à aimer, c’est aussi accepter de pouvoir haïr. L’amour sans haine n’est qu’idéalisé ; la haine sans amour n’est que destructrice. Entre les deux se joue la possibilité d’un moi plus unifié, d’un rapport plus apaisé à soi et aux autres.

Ainsi, le travail thérapeutique vise moins à éradiquer la haine qu’à lui donner une place symbolique, pour qu’elle ne dévore pas le sujet de l’intérieur. Reconnaître sa haine, c’est se donner la chance d’aimer autrement, plus lucidement, plus librement, plus durablement.

Conclusion : la haine, une voie vers la transformation intérieure

Plutôt que de craindre la haine, la psychanalyse invite à l’écouter, à la penser, à la traverser. Car c’est en reconnaissant nos zones d’ombre que nous pouvons aimer pleinement. La haine, loin d’être un obstacle à l’amour, en est parfois la condition, la trace d’un lien si fort qu’il en devient douloureux. En thérapie, ce travail d’élaboration ouvre la voie à un mieux-être durable, fondé sur la réconciliation avec toutes nos parts, aimantes et haïssantes.

Références psychanalytiques

  • Freud, S. (1915). Pulsions et destins des pulsions. In Métapsychologie.
  • Freud, S. (1920). Au-delà du principe de plaisir.
  • Klein, M. (1932). La psychanalyse des enfants.
  • Winnicott, D. W. (1947). Hate in the counter-transference. International Journal of Psychoanalysis, 30, 69–74.
  • Lacan, J. (1960). Le Séminaire, Livre VII : L’éthique de la psychanalyse. Paris : Seuil.

L’amour impossible : quand le lien devient symptôme

L’amour impossible, entre passion et impasse psychique

L’amour impossible fascine autant qu’il fait souffrir. Qu’il s’agisse d’un amour à sens unique, d’une relation empêchée ou d’un lien destructeur, cette expérience met souvent en jeu des forces inconscientes puissantes. Sous les dehors du romantisme tragique, elle révèle bien souvent un trouble du lien, où l’autre n’est plus un sujet à aimer mais un objet à posséder, idéaliser ou détruire.

La psychanalyse, depuis Freud, a toujours souligné que le choix d’objet amoureux ne relevait pas du hasard. L’amour, disait Freud, est une « illusion nécessaire » : il reproduit dans le lien à l’autre quelque chose de nos attachements précoces et de nos manques fondamentaux. Mais que se passe-t-il lorsque ce manque devient gouffre ? Lorsque l’amour se fige dans l’impossible, dans la douleur et la répétition ?

Quand l’amour devient symptôme : une lecture clinique

Dans la clinique, l’amour impossible apparaît souvent comme un mode défensif : un moyen de maintenir à distance la rencontre véritable avec l’autre. Il s’agit moins d’aimer que de tenter de combler une faille narcissique.
Le sujet se tourne vers un partenaire inatteignable, marié, distant, ou indifférent, non pas par malchance mais parce que cette impossibilité protège paradoxalement du risque d’être réellement aimé.

Lacan écrivait : « Aimer, c’est donner ce qu’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas. »
L’amour impossible serait alors le paroxysme de cette formule : l’autre est aimé précisément parce qu’il reste hors d’atteinte. C’est dans l’absence que le désir trouve son moteur, dans la frustration que l’amour se nourrit.

Cette forme d’attachement n’est pas un amour de l’autre mais un amour du manque, une tentative de suturer une blessure narcissique ancienne, souvent liée à une expérience d’abandon, de rejet ou d’indifférence parentale.

Les figures cliniques de l’amour impossible

L’érotomanie : quand l’amour devient délire

L’érotomanie, décrite par Gaëtan Gatian de Clérambault (1921), illustre la forme extrême de l’amour impossible. Le sujet est convaincu que l’autre (souvent une figure de prestige ou d’autorité) l’aime passionnément, même en l’absence de tout signe concret.
Ce délire de conviction amoureuse fonctionne comme un rempart contre la solitude et la blessure narcissique. L’érotomane n’aime pas l’autre pour ce qu’il est mais pour ce qu’il représente : un miroir idéalisé qui vient réparer le sentiment d’être sans valeur.

Dans ces formes délirantes, la relation n’existe pas réellement, elle est entièrement psychique, construite pour maintenir le sujet dans une cohérence interne. L’amour impossible devient ici une structure défensive, un moyen de survie psychique.

La jalousie pathologique : l’autre comme menace

À l’opposé, la jalousie pathologique traduit une insécurité profonde : l’autre est aimé avec une telle intensité qu’il devient menaçant.
Freud (1910) distinguait déjà la jalousie normale, la jalousie projetée et la jalousie délirante. Dans sa dimension pathologique, elle se fonde sur la crainte de perdre l’objet d’amour et sur une confusion entre amour et possession.

Le sujet jaloux vit l’amour comme un terrain de contrôle. L’autre est surveillé, suspecté, confondu avec un rival imaginaire. Cette forme d’amour impossible ne supporte pas l’altérité : l’autre ne peut être libre sans que le lien s’effondre.

La jalousie pathologique traduit souvent un attachement anxieux (Bowlby, 1969) : l’amour devient une lutte contre l’abandon. Plus l’autre s’éloigne, plus le désir s’accroît, jusqu’à la souffrance.

La perversion narcissique : l’impossible rencontre

L’amour impossible trouve également une résonance dans la perversion narcissique (Racamier, 1986).
Le pervers narcissique n’aime pas l’autre, il s’en nourrit. L’autre est instrumentalisé, vidé de sa subjectivité pour servir de miroir au narcissisme blessé du sujet. L’amour devient alors un champ de pouvoir, où l’un séduit, manipule et détruit pour maintenir une illusion de maîtrise.

La relation perverse est typiquement une relation d’emprise : l’autre n’est pas reconnu dans son altérité, mais utilisé pour combler le vide intérieur du pervers. Le lien est impossible, car il repose sur un déni de la subjectivité de l’autre.

Dans ces configurations, l’amour est une scène où se rejouent des enjeux archaïques : séduction, domination, abandon et humiliation.

Les racines inconscientes de l’amour impossible

Le scénario répétitif

Freud (1914) parlait de la « compulsion de répétition » : cette tendance inconsciente à rejouer des scénarios anciens, souvent douloureux, dans l’espoir d’en changer la fin. L’amour impossible peut ainsi rejouer une scène d’enfance : l’enfant qui voulait être aimé d’un parent indisponible, absent ou froid, et qui retrouve dans le partenaire inatteignable une figure familière.

Ce qui se répète, ce n’est pas l’amour lui-même, mais le manque d’amour et l’espoir toujours déçu de le combler.

Le lien d’attachement blessé

Les théories de l’attachement (Bowlby, Ainsworth) offrent une autre lecture : un attachement anxieux ou désorganisé favorise les amours impossibles.
Le sujet cherche la fusion et redoute simultanément la dépendance. Il désire l’intimité tout en choisissant des partenaires qui ne peuvent la lui offrir. Le paradoxe est central : « Je veux que tu m’aimes, mais je choisis toujours ceux qui ne le peuvent pas. »

L’amour comme idéal du Moi

Pour Lacan, aimer, c’est vouloir être aimé dans son Idéal du Moi. L’amour impossible s’inscrit alors dans une logique d’idéalisation : aimer l’autre, c’est aimer en lui une image idéalisée de soi.
L’objet aimé devient le support d’un fantasme narcissique : il n’existe pas pour lui-même, mais comme reflet d’une perfection imaginaire. Lorsque cet idéal s’effondre, lorsque l’autre se montre humain, imparfait, le lien devient insupportable. L’amour cesse, ou se transforme en haine.

Amour impossible et société contemporaine : une amplification narcissique

À l’ère des réseaux sociaux et des amours virtuels, l’amour impossible prend de nouvelles formes.
Les interactions numériques entretiennent la distance et l’idéalisation, permettant à chacun de projeter sur l’autre une image parfaite, sans confrontation au réel.

Les relations dites « toxiques » ou « d’attachement anxieux-évitant » se multiplient, traduisant la difficulté contemporaine à tolérer la frustration et la différence. L’amour impossible devient un symptôme culturel : il illustre la tension entre le besoin de lien et la peur de la perte.

Sortir de l’amour impossible : du fantasme à la rencontre

L’enjeu thérapeutique consiste à déplacer le regard : de l’autre vers soi.
Il ne s’agit pas de comprendre pourquoi l’autre ne nous aime pas, mais pourquoi nous choisissons celui ou celle qui ne peut nous aimer. Ce travail suppose de revisiter les blessures anciennes, de reconnaître les manques d’amour primaires et d’accepter la perte comme constitutive du désir.

Le passage de l’amour impossible à l’amour possible n’est pas une question de chance, mais de maturation psychique : pouvoir aimer sans posséder, désirer sans se perdre.

Conclusion : ce que l’amour impossible n’est pas

L’amour impossible n’est pas un amour véritable, mais une mise en scène du manque.
Sous couvert de passion, il révèle une souffrance psychique et un empêchement à rencontrer l’autre comme sujet.
Qu’il prenne la forme d’un délire érotomaniaque, d’une jalousie dévorante ou d’une relation perverse, il traduit une tentative désespérée de réparer le narcissisme blessé.

Aimer véritablement, ce n’est pas désirer l’impossible.
C’est pouvoir accepter la réalité de l’autre, dans son altérité et ses limites et se reconnaître, soi-même, comme être manquant mais capable de lien.

Si vous vous reconnaissez dans ces dynamiques d’amour impossible, il peut être précieux d’en parler avec un professionnel afin de comprendre ce qui se rejoue dans vos liens et d’ouvrir la voie à des relations plus apaisées.

Références bibliographiques

  • Bowlby, J. (1969). Attachment and Loss. New York: Basic Books.
  • Clérambault, G. G. de (1921). Les psychoses passionnelles. Paris : Payot.
  • Freud, S. (1910). Contributions à la psychologie de la vie amoureuse. In Œuvres complètes. PUF.
  • Freud, S. (1914). Remémoration, répétition et perlaboration.
  • Lacan, J. (1960). Le Séminaire, Livre VIII : Le transfert. Paris : Seuil.
  • Racamier, P.-C. (1986). Le génie des origines. Paris : Payot.
  • Green, A. (1993). Le travail du négatif. Paris : Minuit.

Comment l’amour transforme notre vie

L’amour, une force de transformation

L’amour ne se résume pas à un simple sentiment romantique.
C’est une énergie fondatrice, un moteur invisible qui façonne nos émotions, nos choix et nos relations.
Depuis les premiers liens avec nos parents jusqu’aux relations amoureuses de l’âge adulte, l’amour nous métamorphose.

Mais pourquoi nos histoires d’amour semblent-elles parfois rejouer notre enfance ?
Et comment la qualité de la relation avec nos parents influence-t-elle la manière dont nous aimons plus tard ?

L’amour parental : la matrice de nos futurs attachements

Avant d’aimer quelqu’un d’extérieur à la famille, il y a l’amour parental, celui des parents biologiques, adoptifs ou des figures d’attachement. Ce lien initial donne le ton à notre manière d’aimer et d’être aimé.

L’attachement sécure : la confiance en soi et en l’autre

Un enfant entouré de bienveillance, de disponibilité émotionnelle et de constance développe un attachement sécure.
Plus tard, il saura vivre une relation amoureuse saine, capable d’équilibre entre proximité et indépendance.

L’attachement insécure : les cicatrices de l’enfance

À l’inverse, un attachement instable, lié à la distance, au rejet ou à une surprotection parentale, peut créer des schémas affectifs fragiles. L’adulte portera alors souvent une peur de l’abandon, un besoin de contrôle ou une difficulté à s’engager.

En psychologie, ces modèles d’attachement (Bowlby, 1969) forment le socle de nos relations futures.

Le premier amour : miroir et résonance de l’enfance

Le premier amour est souvent une expérience inoubliable.
Il réveille en nous des émotions intenses, parfois contradictoires : passion, vulnérabilité, excitation, peur…
Mais sur le plan inconscient, il agit comme un miroir de nos premières expériences affectives.

Répéter pour comprendre

Sans en avoir conscience, nous avons tendance à rejouer nos scénarios d’attachement :

  • aimer quelqu’un de distant, comme un parent émotionnellement absent ;
  • chercher la fusion, pour compenser un manque d’amour ;
  • ou fuir l’intimité, pour ne pas revivre la blessure du rejet.

Aimer pour guérir

Cependant, certaines rencontres amoureuses peuvent avoir un effet réparateur.
Être aimé de façon stable et respectueuse permet parfois de réécrire notre histoire intérieure.
C’est ici que réside le véritable pouvoir de l’amour : transformer la blessure en croissance.

De l’amour reçu à l’amour donné : le fil invisible de nos relations

Nos expériences amoureuses sont souvent le prolongement de nos premiers attachements.
Elles traduisent la manière dont nous avons appris à donner, recevoir et percevoir l’amour.

Type d’attachementComportement amoureux adulteBesoin sous-jacent
SécureRelation stable et équilibréeConfiance et réciprocité
AnxieuxDépendance affective, jalousieÊtre rassuré et reconnu
ÉvitantDifficulté à s’engager, froideur apparentePréserver sa vulnérabilité

Reconnaître ces schémas, c’est amorcer un travail de conscience émotionnelle.
C’est aussi le premier pas vers des relations plus libres et plus authentiques.

L’amour comme métamorphose : se redécouvrir à travers l’autre

Chaque relation amoureuse nous pousse à évoluer.
Aimer, c’est accepter de se confronter à soi-même, à ses blessures, à ses limites, mais aussi à son potentiel d’ouverture.
L’amour devient alors une expérience initiatique : il nous apprend à aimer autrement, à aimer mieux — et à nous aimer nous-mêmes.

L’amour, un voyage intérieur

En définitive, l’amour n’est pas seulement une rencontre entre deux êtres mais une rencontre avec soi.
Il révèle nos zones d’ombre, nos désirs cachés, nos peurs enfouies.
Et à travers cette exploration, il nous permet de grandir, de réparer et de nous transformer.

Aimer, c’est se réinventer

L’amour parental nous apprend la sécurité, le premier amour nous enseigne la découverte, et les amours adultes nous invitent à la conscience. Chaque étape nous métamorphose, nous aide à mieux comprendre qui nous sommes et comment nous aimons.

Aimer, c’est finalement accepter que chaque relation, heureuse ou douloureuse, nous rapproche un peu plus de notre véritable humanité.

L’alimentation et la psychologie : une relation intime

Tu es ce que tu manges

Cette phrase attribuée à Hippocrate, père de la médecine, n’a jamais été aussi actuelle. De nombreuses études montrent aujourd’hui que ce que nous mangeons influence directement notre santé mentale, notre humeur, notre niveau d’énergie et même nos capacités cognitives. Loin d’être un simple carburant pour le corps, l’alimentation joue un rôle essentiel dans le fonctionnement du cerveau et dans la régulation émotionnelle.

Le rôle du microbiote intestinal dans la santé mentale

Saviez-vous que notre intestin est surnommé “le deuxième cerveau” ?
Le microbiote intestinal, cet ensemble de milliards de bactéries qui vivent dans nos intestins, communique en permanence avec notre cerveau grâce à ce qu’on appelle l’axe intestin-cerveau.

Une alimentation déséquilibrée, riche en sucres raffinés et en graisses saturées, peut perturber cet équilibre fragile.
Conséquences : troubles digestifs, fatigue mais aussi anxiété, irritabilité et baisse de moral.
À l’inverse, une alimentation variée, riche en fibres, en fruits, légumes et probiotiques favorise la production de neurotransmetteurs essentiels comme la sérotonine, souvent surnommée “l’hormone du bonheur”.

Nutriments clés pour un bien-être psychologique durable

Certaines vitamines et minéraux sont indispensables à un bon équilibre psychique :

  • Oméga-3 : présents dans les poissons gras (saumon, sardine, maquereau), ils participent à la régulation de l’humeur et à la prévention de la dépression.
  • Vitamine B9 et B12 : essentielles à la production de dopamine et de sérotonine.
  • Magnésium : régule le stress et favorise un sommeil réparateur.
  • Antioxydants (fruits rouges, cacao, curcuma, thé vert) : protègent le cerveau du stress oxydatif et du vieillissement cellulaire.

Adopter une alimentation riche en nutriments, c’est donc prendre soin de sa santé mentale autant que de son corps.

L’alimentation émotionnelle : quand les émotions dictent nos choix

Manger n’est pas un acte uniquement biologique, c’est aussi un acte émotionnel.
Face au stress, à la fatigue ou à la solitude, nous avons parfois tendance à manger pour apaiser nos émotions, plutôt que pour répondre à une réelle faim physique.
Ce comportement, appelé alimentation émotionnelle, peut créer un cercle vicieux où la culpabilité renforce la tension interne.

Apprendre à écouter ses sensations corporelles, à reconnaître ses émotions et à cultiver une relation bienveillante à la nourriture, permet de retrouver un rapport plus apaisé à l’alimentation.

5 Conseils alimentation et bien-être psychologique

  1. Privilégier le “fait maison” : éviter les aliments ultra-transformés et riches en additifs.
  2. Manger en pleine conscience : savourer chaque bouchée, sans écrans ni distraction.
  3. Intégrer plus de végétaux : fruits, légumes, légumineuses, céréales complètes.
  4. Hydrater son corps : un manque d’eau peut accentuer la fatigue et les troubles de concentration.
  5. Écouter son corps : faim, satiété, plaisir = trois repères essentiels pour un rapport sain à la nourriture.

En conclusion : nourrir le corps, apaiser l’esprit

L’alimentation n’est pas seulement une question de calories ou de silhouette.
Elle représente un pilier fondamental de notre équilibre psychologique et émotionnel.
Comme le rappelait Hippocrate :

“Que ton alimentation soit ta première médecine.”

En prenant soin de ce que nous mettons dans notre assiette, nous prenons soin de notre esprit.
Car au fond, bien manger, c’est aussi apprendre à se respecter.

Le progrès en thérapie

En thérapie, certaines séances paraissent “vides”, d’autres se répètent, semblent sans effet. Ces moments de latence, souvent perçus comme des temps morts, font pourtant partie intégrante du processus thérapeutique. Ils permettent au patient d’intégrer en profondeur ce qui a été amorcé lors des séances précédentes.

Cliché VS Réalité

Aller en thérapie en pensant que chaque séance doit apporter un changement visible est une illusion. Le travail psychique ne se mesure pas en résultats immédiats mais en évolutions progressives, souvent subtiles, parfois imperceptibles sur le moment.

Le mythe du progrès linéaire en thérapie

Dans l’imaginaire collectif, le progrès en thérapie est souvent représenté comme une ligne droite, ascendante, sans retour en arrière. On voudrait croire qu’à chaque séance, on avance, qu’on se sent mieux, qu’on progresse.
Cependant, la réalité psychique est tout autre : elle est faite de hauts et de bas, de stagnations, de retours en arrière apparents, et de moments où rien ne semble bouger.

La réalité du travail psychique thérapeutique

Le progrès en psychothérapie ressemble davantage à une courbe irrégulière, où chaque creux, chaque silence, chaque répétition, a une fonction.
Ces moments de stagnation apparente permettent au psychisme d’assimiler, de digérer, de transformer.
C’est souvent au cœur de cette impression de “ne pas avancer” que le travail s’approfondit et que des changements durables s’enracinent.

Pourquoi la stagnation en thérapie est nécessaire

Les périodes de stagnation en thérapie ne sont pas des échecs mais des phases d’intégration.
Elles offrent un espace pour laisser émerger des émotions refoulées, des résistances ou encore des prises de conscience en gestation.
Le rôle du thérapeute est alors d’accompagner le patient dans ces temps de latence, sans précipiter le changement mais en soutenant la continuité du lien et de la parole.

Accepter le rythme du processus thérapeutique

En psychothérapie, le temps est un allié.
Vouloir aller trop vite, c’est risquer de passer à côté de ce qui se joue en profondeur.
Chaque séance, même lorsqu’elle semble “vide”, contribue à la construction d’un espace interne plus stable et plus conscient.
Le progrès ne se lit pas seulement dans le soulagement immédiat, mais dans la capacité à se connaître, à se tolérer, et à se transformer dans la durée.

La nostalgie : quand le souvenir protège de la mélancolie

La nostalgie est souvent perçue comme une douce tristesse, un moment où l’on se replonge dans le passé avec émotion. Pourtant, derrière ce sentiment familier, se cache un mécanisme psychique complexe. Selon les psychologues Kelly Poracchia et Mohammed Ham (Université Côte d’Azur), la nostalgie joue un rôle essentiel : elle permettrait de préserver le désir et l’équilibre psychique face au vide laissé par la perte.

Nostalgie : entre désir et regret

Le mot nostalgie vient du grec nostos (le retour) et algos (la douleur). Il désigne ce désir de retour vers un temps ou un lieu perdu, souvent idéalisé. C’est ce qu’on ressent lorsqu’on repense à son enfance, à un ancien amour ou à un « avant » révolu.
Cependant, selon Poracchia et Ham, ce que l’on croit regretter : un lieu, une personne, une époque ; n’est pas réellement l’objet de la nostalgie. Ce qui nous manque, c’est l’état intérieur associé à ce passé : une insouciance, une chaleur, un sentiment d’unité avec le monde. Autrement dit, la nostalgie est moins un souvenir du passé qu’un désir de retrouvailles avec soi-même.

Quand la nostalgie empêche la mélancolie

Les auteurs distinguent la nostalgie de la mélancolie (aujourd’hui appelée dépression mélancolique en psychologie clinique).

  • Dans la mélancolie, la perte d’un être cher ou d’un idéal provoque un effondrement du moi : la personne se vide de son énergie et s’enferme dans la culpabilité.
  • Dans la nostalgie, au contraire, le sujet donne une forme imaginaire à ce qu’il a perdu. Il idéalise l’objet disparu (le passé, l’amour, la patrie…) et le garde vivant dans son esprit.

Cette idéalisation protège : elle empêche la chute dans la douleur sans fond de la mélancolie.
En rêvant, en écrivant, en se souvenant, le nostalgique transforme la perte en matière vivante. C’est un moyen inconscient de ne pas sombrer dans le désespoir.

Le souvenir comme refuge

Historiquement, la nostalgie a d’abord été considérée comme une maladie du déracinement. Au XVIIᵉ siècle, le médecin Johannes Hofer parlait du mal du pays (Heimweh), observé chez les soldats suisses exilés.
Certains tombaient malades à l’écoute d’un simple air de musique rappelant leur montagne natale : le célèbre Ranz des vaches.
Cette mélodie ravivait des émotions si fortes qu’elle pouvait, dit-on, conduire à la mort par chagrin.

Au fond, ce que ces soldats regrettaient, ce n’était pas leur village mais le temps où ils s’y sentaient vivants et entiers. Comme l’a souligné le philosophe Vladimir Jankélévitch, la nostalgie n’est pas un mal de l’espace mais un mal du temps : ce que l’on voudrait retrouver, c’est l’irréversible.

Entre souvenir et illusion

La nostalgie fige parfois le désir : on reste accroché à un passé idéalisé, incapable d’aller vers l’avenir. Pourtant, elle a aussi une fonction vitale : elle sauvegarde le lien à l’objet perdu, qu’il s’agisse d’une personne, d’une langue, d’un lieu ou d’un idéal.

Cette tension entre la perte et l’espérance fait toute la richesse du sentiment nostalgique.
En sublimant la perte, le sujet trouve une manière de rester vivant malgré l’absence.
C’est une façon d’aimer encore, sans pouvoir retrouver ce qui a été perdu.

La nostalgie, une force créatrice

Dans cette perspective, la nostalgie n’est pas seulement un enfermement dans le passé : elle peut devenir un moteur de création.
L’écrivain exilé Ovide, ou plus tard Primo Levi, ont puisé dans la douleur du manque la force d’écrire.
La nostalgie, quand elle s’exprime, transforme la douleur en parole, le silence en récit, l’absence en œuvre.

C’est là toute la différence avec la mélancolie :

  • le mélancolique s’effondre sous le poids de la perte,
  • le nostalgique en fait une histoire.

Nostalgie primordiale : une quête de soi

Pour les psychanalystes, la nostalgie renvoie à une perte bien plus ancienne : celle du lien fusionnel avec la mère, ou de cette complétude première que chacun cherche inconsciemment à retrouver.
C’est une nostalgie universelle, fondatrice du désir humain.
Vivre, c’est accepter d’être séparé, mais aussi de garder vivante cette part de rêve qui relie à l’origine.

En résumé

La nostalgie n’est pas une faiblesse : c’est une tentative poétique et psychique de donner du sens à la perte.
Elle permet de ne pas sombrer dans la mélancolie, en donnant une forme imaginaire à ce qui manque.
Quand elle ne se transforme pas en fuite du présent, elle devient un espace de mémoire, de créativité et de désir.

Référence

Poracchia, K. & Ham, M. (2024). L’insaisissable objet de la nostalgie. D’une matérialisation imaginaire de l’objet pour se séparer de la mélancolie. Psychothérapies, 44(1), 18–31. Éditions Médecine & Hygiène.

La colère : comprendre, gérer et transformer

La colère est une émotion fondamentale, universelle et souvent mal comprise. Tantôt vécue comme un débordement, tantôt refoulée par peur de blesser, elle joue pourtant un rôle essentiel dans notre équilibre psychique. Lorsqu’elle devient incontrôlable ou impossible à exprimer, elle peut se transformer en souffrance silencieuse, voire favoriser le recours à des addictions pour apaiser la tension émotionnelle. Cet article propose une approche psychologique et clinique de la colère, de sa gestion et de son lien avec les comportements addictifs.

Visage humain flouté par des flammes symbolisant la colère intérieure, l’intensité émotionnelle et la difficulté à maîtriser ses émotions.

La colère : une émotion vitale et ambivalente

Selon Sigmund Freud (1920), la colère traduit un conflit entre la pulsion et l’interdit. Elle émerge lorsque le sujet se sent attaqué dans son intégrité, injustement traité ou impuissant à changer une situation. Cette tension entre désir et contrainte peut générer frustration, rage ou culpabilité.

Pour Donald Winnicott (1969), la colère est d’abord une énergie nécessaire au développement du sentiment d’existence. Le nourrisson en colère affirme son être, teste la solidité du lien. Si l’environnement répond par la peur, la honte ou le rejet, cette émotion peut devenir intolérable et se retourner contre soi, ouvrant la voie à des formes d’auto-agressivité.

Dans une perspective plus contemporaine, Richard Lazarus (1991) définit la colère comme une réaction à la perception d’une injustice ou d’un obstacle. Elle prépare à l’action, à la réparation ou à la défense de soi. C’est donc une émotion adaptative, tant qu’elle peut être reconnue et exprimée de manière ajustée.

Comment gérer la colère : de la reconnaissance à la symbolisation

Apprendre à la gérer ne signifie pas la supprimer mais l’apprivoiser. La gestion émotionnelle repose sur trois étapes principales :

  • Identifier : reconnaître ses signes physiques (tension, chaleur, agitation) et psychiques (irritation, injustice, frustration).
  • Exprimer : trouver des moyens de l’extérioriser sans violence, par la parole, l’écriture, le mouvement ou la créativité.
  • Symboliser : donner un sens à cette émotion, comprendre ce qu’elle protège ou révèle en soi.

Les théories de l’attachement (Bowlby, 1969) montrent que la régulation de la colère dépend fortement de la sécurité affective du sujet. Lorsque l’enfant apprend qu’il peut exprimer ses émotions sans perdre l’amour ou l’attention de ses figures d’attachement, il développe des stratégies émotionnelles plus souples et matures.

Dans le cadre d’un accompagnement psychologique, aider un patient à identifier et tolérer sa colère, sans la juger, permet déjà un apaisement durable. Les approches psychocorporelles, la méditation de pleine conscience ou les médiations artistiques sont des outils pertinents pour canaliser cette énergie sans passage à l’acte.

Quand la colère mène à l’addiction

Lorsqu’elle ne peut être dite ni pensée, la colère devient une tension interne difficilement supportable. Pour certains, le recours à une addiction (alcool, drogues, jeu, nourriture, écrans…) sert à réguler cette intensité émotionnelle. L’addiction agit alors comme une tentative d’auto-apaisement : elle anesthésie la douleur, donne une impression de maîtrise mais empêche la véritable élaboration psychique.

Le psychiatre Edward Khantzian (1997) a décrit ce phénomène à travers l’hypothèse de l’auto-médication : l’usage de substances vise souvent à combler un déficit dans la régulation émotionnelle, notamment face à la colère, la honte ou la tristesse. Ce mécanisme, bien qu’adaptatif à court terme, renforce à long terme la dépendance et la perte de contrôle.

La colère non symbolisée devient alors une colère agie : au lieu d’être exprimée, elle se déplace vers le corps, les comportements, ou le besoin compulsif d’apaiser la tension par un objet externe.

Transformer la colère : du symptôme à la parole

Réhabiliter la colère, c’est reconnaître son rôle protecteur et vital. Elle signale un besoin, une injustice, une limite franchie. Le travail thérapeutique consiste à mettre des mots là où il y avait de l’agir, à relier l’émotion à une histoire personnelle et à redonner au sujet la possibilité d’en être acteur plutôt que victime.

Dans ce processus, l’addiction peut être comprise comme un langage du corps qui s’exprime lorsque les mots manquent. En aidant la personne à traduire cette colère corporelle en colère pensée, la thérapie ouvre la voie à une réappropriation de soi et à une gestion émotionnelle plus sereine.

Conclusion

La colère n’est pas une ennemie à combattre mais une alliée à comprendre. Lorsqu’elle est reconnue, contenue et transformée, elle devient une force d’affirmation et de changement. Lorsqu’elle est niée ou refoulée, elle peut se transformer en douleur, en honte ou en dépendance. Apprendre à écouter sa colère, c’est aussi apprendre à mieux se connaître et à se respecter.

Références bibliographiques

  • Bowlby, J. (1969). Attachment and Loss, Vol. 1: Attachment. Basic Books.
  • Freud, S. (1920). Au-delà du principe de plaisir. Paris : Payot.
  • Khantzian, E. J. (1997). The self-medication hypothesis of substance use disorders: A reconsideration and recent applications. Harvard Review of Psychiatry, 4(5), 231–244.
  • Lazarus, R. S. (1991). Emotion and Adaptation. Oxford University Press.
  • Winnicott, D. W. (1969). De la pédiatrie à la psychanalyse. Paris : Payot.

Les pulsions : entre corps, désir et langage

Les pulsions occupent une place centrale dans la théorie psychanalytique. Elles constituent le point de jonction entre le corps biologique et la vie psychique. Comprendre ce qu’est une pulsion, c’est donc comprendre comment le psychisme humain s’organise autour du désir, du manque et de la recherche de satisfaction. Dans cet article, nous explorerons ce que représente la pulsion en psychanalyse, de Freud à Lacan, en passant par les grands développements de la métapsychologie.

Définition de la pulsion selon Freud

Silhouette humaine divisée en deux moitiés contrastées, symbolisant la dualité des pulsions en psychanalyse, entre vie et mort, ombre et lumière, dans un style artistique aux tons chauds et texturés.

Sigmund Freud introduit le concept de Trieb (traduit par « pulsion ») pour désigner une force interne qui pousse le sujet à agir afin de réduire une tension interne. Dans son texte fondateur Pulsions et destins des pulsions (1915), Freud définit la pulsion comme un « concept-limite entre le psychique et le somatique » : elle prend racine dans le corps mais trouve sa satisfaction dans le psychisme.

Freud distingue plusieurs composantes de la pulsion :

  • La source : le point d’excitation corporelle (par exemple, la bouche, la peau, les organes génitaux) ;
  • Le but : la satisfaction, c’est-à-dire la suppression de la tension ;
  • L’objet : ce par quoi la pulsion atteint son but (par exemple, le sein, la parole, le regard) ;
  • La poussée : la force qui met le sujet en mouvement.

Ces quatre éléments permettent de comprendre que la pulsion n’est pas un simple instinct biologique : elle implique une part de subjectivité, de représentation et de lien à l’autre.

Les types de pulsions selon Freud

Freud distingue d’abord les pulsions du Moi (ou d’auto-conservation) et les pulsions sexuelles. Mais à partir de 1920, dans Au-delà du principe de plaisir, il introduit une nouvelle opposition : celle entre les pulsions de vie (Eros) et les pulsions de mort (Thanatos).

Les pulsions de vie tendent vers la création, la liaison, la sexualité et la continuité du vivant.

Les pulsions de mort, quant à elles, œuvrent à la destruction, à la répétition, et au retour à un état inanimé. Freud montre ainsi que la vie psychique est traversée par une tension constante entre des forces de construction et de déliaison.

Des pulsions au désir : l’apport de Lacan

Jacques Lacan, en reprenant et en transformant la pensée freudienne, souligne que la pulsion n’est jamais entièrement satisfaisable. Elle tourne autour de son objet sans jamais l’atteindre complètement. C’est cette impossibilité de satisfaction totale qui alimente le désir.

Pour Lacan, la pulsion est structurée comme un circuit : elle fait le tour de son objet, qu’elle ne vise pas directement mais dont elle tire sa jouissance. L’objet n’est pas tant une chose réelle qu’un élément symbolique, ce qu’il appelle l’objet a, cause du désir.

La pulsion orale, par exemple, ne se réduit pas à l’acte de manger : elle met en jeu le plaisir d’incorporer, d’être comblé mais aussi de parler et d’être entendu. Ainsi, la pulsion n’est pas que corporelle : elle est toujours prise dans le langage et la relation à l’autre.

Les destins possibles de la pulsion

Freud décrit plusieurs « destins » possibles pour la pulsion :

  • La répression : lorsque la pulsion est refoulée dans l’inconscient, ce qui peut engendrer des symptômes névrotiques ;
  • La sublimation : lorsque l’énergie pulsionnelle est dérivée vers des buts socialement valorisés (art, recherche, création) ;
  • Le retournement contre soi : la pulsion peut se retourner vers le sujet lui-même, comme dans la culpabilité ou la mélancolie ;
  • L’inversion dans le contraire : par exemple, transformer la haine en amour ou l’activité en passivité.

Ces destins illustrent la plasticité de la vie pulsionnelle, capable de se transformer et de se symboliser mais aussi de se figer dans le symptôme lorsqu’elle est empêchée.

Pourquoi les pulsions sont essentielles pour comprendre le psychisme

En psychanalyse, les pulsions ne sont pas des forces à éliminer, mais à comprendre. Elles témoignent de notre humanité, de notre rapport au manque, à la jouissance et à l’autre. Leur expression ou leur refoulement influencent profondément nos émotions, nos relations et nos créations.

Travailler sur les pulsions, c’est donc chercher à entendre ce qui, en nous, insiste pour se dire autrement. C’est ce que la cure analytique permet : donner une place à ce qui se répète, à ce qui revient, pour transformer la contrainte en parole.

Références bibliographiques

  • Freud, S. (1915). Pulsions et destins des pulsions. In Métapsychologie. Paris : Gallimard.
  • Freud, S. (1920). Au-delà du principe de plaisir. Paris : PUF.
  • Lacan, J. (1964). Le Séminaire, Livre XI : Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse. Paris : Seuil.
  • Laplanche, J., & Pontalis, J.-B. (1967). Vocabulaire de la psychanalyse. Paris : PUF.

Conclusion

La pulsion en psychanalyse ne se réduit ni à l’instinct, ni au simple désir : elle exprime la dynamique même du psychisme humain, toujours en tension entre satisfaction et interdiction, entre le corps et la parole. Comprendre les pulsions, c’est comprendre ce qui, en nous, fait lien, mouvement et subjectivité.