Traumatisme et fragilité du Moi

Introduction

La bouffée délirante aiguë (BDA) est un épisode psychotique soudain, souvent spectaculaire, qui fait rupture avec le fonctionnement psychique habituel. Si l’on connaît bien son expression clinique, son articulation avec le traumatisme et les fragilités préexistantes demeure fondamentale pour comprendre son émergence et ses enjeux thérapeutiques.

Dans cet article, nous explorons comment un événement traumatique, même apparemment minime, peut agir comme un point de surcharge venant rompre un équilibre psychique déjà fragile, donnant lieu à un processus délirant qui constitue parfois une ultime tentative de survie psychique.

La fragilité antérieure : un terrain vulnérable

Un Moi déjà mis à l’épreuve

La BDA survient souvent chez des sujets disposant d’un étayage narcissique fragile, d’une identité peu consolidée ou d’une capacité limitée à symboliser les éprouvés internes. Cette fragilité peut prendre la forme :

  • d’une insécurité affective ancienne,
  • d’expériences précoces d’abandon ou de discontinuité,
  • d’une organisation limite de la personnalité,
  • ou d’un déficit des fonctions de contenance (Winnicott, 1956 ; Bion, 1962).

Henry Ey (1973) parlait, à propos de la BDA, d’une « structure psychique vulnérable », sur laquelle un événement vient faire pression jusqu’à l’effondrement de la cohésion du Moi.

Le défaut de contenance interne et externe

Pour Bion (1962), lorsque l’appareil psychique ne peut pas métaboliser les émotions intenses, celles-ci se présentent comme des “éléments bêta” : non transformés, invasifs, impossibles à penser.
Chez certains sujets fragiles, une émotion trop intense peut alors provoquer une désorganisation catastrophique, ouvrant la voie à l’accès délirant.

Ce défaut de contenance est souvent aggravé par un contexte relationnel pauvre, intrusif ou insécurisant. Sans “autrui contenant”, le sujet se retrouve seul face à un afflux pulsionnel ou traumatique.

Le rôle du traumatisme : une déflagration psychique

Le traumatisme comme excès non assimilable

Qu’il soit massif (agression, accident, rupture brutale) ou plus diffus (micro-traumatismes répétés, surcharge anxieuse), le traumatisme agit comme un trop-plein émotionnel que le psychisme ne peut symboliser.

Freud (1920) décrivait déjà le traumatisme comme une irruption de stimuli excédant la capacité du pare-excitation.
Dans la BDA, cette irruption déborde les défenses habituelles, laissant le Moi en état d’hémorragie psychique.

De l’effraction traumatique à l’effondrement du Moi

Chez un sujet fragile, le traumatisme agit comme une effraction, comparable à une brèche ouverte dans les limites du Moi. L’événement traumatique réactive parfois des strates anciennes de détresse, de désorganisation précoce ou de ruptures d’étayage. Le psychisme se retrouve alors confronté à :

  • une angoisse non nommable,
  • une perte de repères,
  • une montée d’excitations insupportables,
  • une menace de dissolution identitaire.

C’est dans ce contexte que peut émerger la bouffée délirante.

La BDA comme tentative de restauration face au trauma

Le délire : un appareillage de survie

Contrairement à une vision réductrice, le délire n’est pas seulement une perte de réalité.
Il est, selon Freud (1924) mais aussi Clérambault (1921), une tentative de reconstruction psychique. Le délire vient :

  • donner sens à ce qui est insensé,
  • figurer l’infigurable,
  • contenir l’excès traumatique,
  • restaurer symboliquement un Moi menacé d’effondrement.

Autrement dit, la BDA peut être comprise comme une réponse psychotique à un réel traumatique impossible à intégrer.

Une mise en scène du trauma

La pensée délirante offre une mise en scène, parfois métaphorique, de l’expérience traumatique.
Par exemple :

  • un vécu d’emprise peut se transformer en persécution,
  • une humiliation en délire de grandeur,
  • une perte en mission mystique.

Le délire organise ce qui ne pouvait pas l’être et redonne une forme, même pathologique, à l’expérience.

Trauma, vulnérabilité et psychose : un modèle en trois temps

On peut résumer la dynamique en trois temps cliniques :

Une fragilité de fond

Déficit de contenance, dépendance narcissique, faille identitaire.

Un événement traumatique

Effraction, surcharge, rupture, excès émotionnel.

Une réponse délirante

Protection, sens, tentative d’auto-cohésion.

Ce modèle est proche de la conception d’Ey (1973), pour qui la psychose aiguë est l’effondrement d’un système déjà vulnérable sous l’effet d’un choc.

Enjeux thérapeutiques : contenir la détresse traumatique

Le clinicien comme pare-excitation

Dans la phase aiguë, le soin vise à recréer une enveloppe psychique externe, permettant au patient de retrouver une cohérence minimale.

Cela implique :

  • une attitude stable et calme,
  • une présence non intrusive,
  • une clarification du cadre,
  • une mise en mots prudente du vécu,
  • et parfois une hospitalisation.

Le clinicien devient alors une fonction de pare-excitation, suppléant temporairement les mécanismes internes défaillants.

Travailler ensuite la trace traumatique

La prise en charge post-critique doit intégrer un travail sur :

  • ce qui a fait effraction,
  • les vulnérabilités anciennes réactivées,
  • les ruptures d’étayage,
  • la reconstruction identitaire.

Ce travail thérapeutique vise à éviter qu’un nouveau traumatisme ne réactive une déstabilisation majeure.

Conclusion

La bouffée délirante aiguë ne peut être comprise sans prendre en compte la rencontre entre un traumatisme et une fragilité antérieure. L’accès délirant est souvent la tentative ultime du sujet pour survivre psychiquement à l’effraction traumatique.Comprendre cette dynamique permet de proposer un soin ajusté, respectueux, et centré sur la restauration progressive de la continuité psychique.

Références théoriques

  • Bion, W. R. (1962). Learning from Experience. Londres : Heinemann.
  • De Clérambault, G. (1921). Psychoses passionnelles. Paris : Masson.
  • Ey, H. (1973). Manuel de psychiatrie. Paris : Masson.
  • Freud, S. (1920). Au-delà du principe de plaisir.
  • Freud, S. (1924). La perte de la réalité dans la névrose et la psychose.
  • Winnicott, D. W. (1956). Primary maternal preoccupation. In Collected Papers. Londres : Tavistock.
  • Herman, J. (1992). Trauma and Recovery. New York : Basic Books.
  • Van der Kolk, B. (2014). The Body Keeps the Score. New York : Viking.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *